Cette fin d'après-midi d'un automne gris et pluvieux déjà bien avancé, la journée avait suivi son cours à Colombey. Le Général avait reçu son voisin René Piot, cultivateur de son état, pour une affaire de parcelle agricole à gérer. Un entretien cordial d'un bon quart d'heure sur tout et rien. René Piot se souviendra qu'après avoir évoqué un hangar qu'il construisait, le Général lui glissa : « Si vous êtes gêné, je peux vous aider. Vous savez, le Général n'est pas à plaindre. » Ensuite, le Général était allé faire une promenade dans le parc avant de joindre au téléphone son secrétariat particulier à Paris. Vers 17 h, nouvelle promenade puis retour au bureau pour quelques lettres.
Peu avant 19 h, il passa la tête à la cuisine comme il le faisait de temps à autre pour parler avec Charlotte et Honorine, les fidèles servantes.
Rupture d'anévrisme
Sur le coup de 19 h, le Général ferma les volets. « Ce fut, écrira Jean Mauriac, son dernier regard sur le jardin enveloppé de brume. »
Le Général alluma la télévision, s'installa à la table de bridge, prit les cartes pour s'atteler à une patience. Soudain, un cri : « Oh, j'ai mal, là, dans le dos. »
Il s'affaissa doucement sur le côté, retenu par le bras du fauteuil.
Madame de Gaulle se précipita avec Charlotte tandis qu'Honorine téléphonait au docteur Lacheny à Bar-sur-Aube ainsi qu'à l'abbé Jaugey, curé de Colombey. À son arrivée, le médecin ne put que constater que le Général sombrait dans le coma. L'abbé Lacheny lui administra les derniers sacrements. À 19 h 25, le coeur cessa de battre. Rupture d'anévrisme. Stoïque, sans une larme, Yvonne de Gaulle fut la seule à parler : « Il a tant souffert au cours de ces dernières années, c'était un roc. »
Sur sa demande, la nouvelle de la mort sera tenue secrète jusqu'au lendemain matin. Elle chargea l'abbé Lacheny de prévenir le contre-amiral Philippe de Gaulle alors à Brest, lequel ouvrit les courriers confidentiels que lui avait remis son père quelques années auparavant, les mêmes que Georges Pompidou possédait depuis 1952. « Je veux que mes obsèques aient lieu à Colombey... »
Au petit matin du 10 novembre 1970, la France est sous le choc. Colombey, 391 habitants, devient pour quelques jours le centre du monde. Dès la fin de matinée, une noria de voitures envahit le village, déversant des escouades de journalistes, proches, compagnons, curieux. Sans attendre la journée de deuil national, la France s'est mise comme en suspension. À Lille, sa ville natale, stupéfaction et émotion raconte La Voix du Nord qui a pu sortir une édition spéciale dès l'après-midi du 10. Un registre de condoléances, ouvert dans le hall du journal, grand-place, recueillera, plusieurs jours durant, des milliers de messages.
En mondovision
Le 12 novembre au matin, quatre-vingts chefs d'État assistent à l'hommage solennel à Notre-Dame de Paris. Retransmise en mondovision, la cérémonie est suivie par trois cent millions de spectateurs. À 15 h, tandis que toutes les églises de France sonnent le glas, le peuple de France, 40 000 anonymes entourant les proches - seuls sont admis les Compagnons de la Libération - accompagnent à sa dernière demeure « le plus illustre des Français ». Hommage simple, discret, infiniment respectueux, à l'image des douze jeunes gens du village choisis pour porter le cercueil recouvert d'un drapeau tricolore. À l'image de « cette paysanne en châle noir comme celles de nos maquis de Corrèze » suppliant un militaire de la laisser gagner l'église et qui obtient l'autorisation grâce à André Malraux (« Vous devriez la laisser, ça ferait plaisir au Général elle parle comme la France »). « Hommes et femmes de France réunis dans le silence », comme le souhaitait le Général.
À l'éditorial de La Voix du Nord - « Le Premier des Français est mort. La France qui continue a perdu celui qui, de toutes ses fibres, l'aimait peut-être le plus » -, répond l'hommage de Jean Marin, alors président de l'Agence France Presse, l'une des voix de la BBC, « Les Français parlent aux Français », pendant la guerre : « Entre ce spectacle - hors du commun, mais à la mesure du disparu et qui éclaire la nature des liens directs et charnels que le Général, par la voix, l'expression ou la présence, a toujours voulu maintenir entre lui et les Français - et la scène restreinte sur laquelle tout a commencé, le rapprochement est saisissant. Quel espace parcouru, quelle histoire vécue, quels retentissements, du petit studio de la BBC à Londres, d'où, le 18 juin 1940, part l'Appel solitaire, jusqu'à cette haute croix de pierre blanche du cimetière de Colombey dominant une mer de visages bouleversés, en ce 12 novembre 1970 ! Entre les deux, l'histoire de la France et la sienne dont il a cru passionnément qu'elles n'en faisaient qu'une. »